Yvona
Yvona, 34 ans, Elle
Tout ce qu’elle a réussi à nous dire sur sa vie dans une Syrie en guerre, c’est qu’elle a été kidnappée par un groupe terroriste et qu’elle a été sous leur emprise pendant 16 jours consécutifs… Cette déclaration a fini avec quelques mots incompréhensibles, marmonnés à voix basse et suivis d’un silence qui a dramatiquement explosé en larmes et gémissement.
Nous lui avons alors suggéré d’oublier cette partie de son histoire et de nous raconter comment elle est arrivée au Liban.
2016: Le passeur de l’enfer
Yvona a fui ses geôliers en Syrie pour entrer frauduleusement en Turquie. Le Liban n’était pas sa destination, elle voulait se rendre dans un pays européen qui offrirait sécurité, respect et avenir. En Turquie, elle rencontre un passeur qui, pour 1 500 dollars américains, promet de l’emmener en Grèce, à bord d’un canot pneumatique. Ils sont 15 migrants à bord, issus de pays ravagés par les guerres, les religions, les intérêts internationaux et la cupidité humaine. Le passeur encaisse le tarif exigé de chacun, et propose à tous de protéger leurs passeports et le reste de leur argent dans un sac étanche qu’il leur montre fièrement, avec l’assurance de remettre le tout une fois arrivés sur la terre ferme. Yvona lui confie son passeport et 1 200 dollars américains qu’elle cachait précieusement sur elle. Le canot avait à peine parcouru un kilomètre de distance lorsque le passeur plonge dans la mer et s’éloigne à la nage, emportant les documents et l’argent, laissant l’embarcation sans pilote et les migrants sans espoir.
«On ramait avec les mains pour nous rapprocher du large et continuer le voyage.»
Les infortunes et les obstacles ne manquent pas dans l’histoire de Yvona. Las garde-côtes turcs se mettent à tirer sur le groupe. Tout le monde s’agite, le canot chavire, les passagers se retrouvent à l’eau, ils ne savent pas tous nager. Les garde-côtes les repêchent, les ramènent à Izmir, les menottent et les envoient à Istanbul.
Elle traverse clandestinement la frontière syrienne, de retour à la case départ, dorénavant sans argent ni papiers. Elle tente de se faufiler au Liban, mais l’entreprise semble impossible et elle a besoin de régulariser ses papiers. Elle travaille à Damas, économise des sous, fait une demande de permis de travail au Liban et se rend à Tripoli, métropole du Liban-Nord.
2017: Arrivée au Liban
«À mon arrivée au Liban, j’ai trouvé un poste dans un salon de coiffure à Tripoli, mais j’ai dû cacher qui je suis. Tripoli est une ville très conservatrice. Je cachais mon genre, ma personnalité, enfin toute ce que je suis, tout ce que j’aime de moi. J’utilisais mon nom légal, celui qui ne me représente pas.»
Elle rencontre Karam, son premier amour. Elle apprend vite que les amours peuvent être cruelles. Aimée, usée, laissée pour compte : « Je tombe en amour à chaque fois qu’on me montre un peu d’affection » nous dit-elle, toujours en pleurant.
Elle perd amour et travail, glisse dans la dépression, se retrouve sans abri, à dormir dans la rue devant la marina d’ Antélias, en banlieue de Beyrouth où elle commet une tentative de suicide.
Yvona apprend alors l’existence d’organisations qui acceptent de prendre soin de « personnes comme elle ». Elle s’inscrit auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et entre en contact avec les ONG MOSAIC et HELEM. L’ONG RESTART lui fournit gratuitement des consultations psychologiques pendant 18 mois.
2020: Il était une fois
Pour nous parler de l’explosion du port de Beyrouth, Yvona nous demande si elle peut commencer par « Il était une fois ».Cette distanciation lui est nécessaire maintenant pour parler d’elle-même, les séquelles du 4 août sont encore vives en elle, que ce soit du côté physique ou psychologique. Yvona est une conteuse d’histoires romantiques, où la poésie permet de maquiller la réalité et l’amour d’adoucir son goût amer.
Le 4 août, Yvona vivait une journée parfaite avec Hagop, son amoureux, dans l’appartement de ce dernier, à deux kilomètres de l’explosion, dans le quartier arménien de Borj Hammoud.
La journée parfaite commence avec des cafés, des cigarettes, des discussions, des plans d’avenir et devait se terminer par un plat de pâtes, un des mets favoris de Hagop, que Yvona sait préparer parfaitement à son goût . Ces pâtes n’auront jamais le temps de cuire : panne de courant, petites secousses et grande explosion. La vie a basculé. Yvona a perdu connaissance. À son réveil, elle se rappelle qu’elle avait accouru vers son amoureux à la première secousse, mais maintenant elle ne pouvait pas le voir. Elle réalise qu’elle a un poids énorme sur elle, le frigo qui lui écrase l’épaule et elle est couverte d’éclats de vitre, couchée par terre dans un appartement en miettes.
Elle ne sait pas si ce qu’elle vit est un cauchemar ou la réalité, elle veut retourner à ses pâtes avant qu’elles ne soient trop cuites.
Le poids du frigo et la douleur qui lui déchire le corps lui confirment que ces moments sont sa réalité. Mais la douleur ne doit pas faire oublier l’essentiel, elle parvient à se libérer du poids du frigo et de tous les débris qui couvrent son corps meurtri : il lui faut trouver son amoureux.
Hagop n’est plus dans l’appartement. La force de la déflagration l’a projeté à l’extérieur. Dans la rue, un mélange de décombres, de cris, de sang et de chaire déchiquetée. Des corps morts en lambeaux par-dessus des corps vivants ensanglantés, des autos renversées, Yvona décrit la scène d’horreur avec une voix entrecoupées de gémissement. Le souvenir est encore brûlant. Elle marche dans ce paysage apocalyptique jusqu’à la maison de son amie transgenre qui l’héberge lorsque son amoureux n’est pas à la maison. Elle appelle la famille de Hagop pour leur demander d’appeler des soins pour leur fils, d’aller le voir au plus vite, en leur disant qu’elle était « un ami de passage chez lui » lorsque l’explosion a eu lieu.
Le cœur
Il ne fallait pas donner trop de détails à la famille de son amoureux mais ils avaient déjà compris. Yvona est menacée de graves répercussions si elle essaye de voir ou même contacter Hagop dorénavant. En quelques heures, l’explosion du port de Beyrouth a déchiqueté son corps et son cœur. La rencontre avec Yvona a eu lieu en juin 2021, 10 mois après l’explosion elle nous dit: «Je n’ai pas le droit de contacter l’homme que j’aime.»
Hagop était toujours l’objet de son amour, conjugué au temps présent.
Le corps
En arrivant chez son amie après l’explosion, Yvona avale des comprimés contre la douleur pendant une dizaine de jours. Dix jours plus tard, la souffrance devenant insupportable, elle se présente devant un médecin dans un hôpital de charité qui lui prescrit des calmants.
Quinze jours plus tard, elle était incapable de lever le bars, bouger le cou, ou même encore se tenir droite. Elle retourne voir le même médecin qui prescrit une radiographie de l’épaule. Sans assurances ni revenus, Yvona s’adresse à des ONG mais aucune ne lui fournit le soutien financier nécessaire pour les frais de radiographie, l’équivalent de 35 dollars canadiens.
Deux mois plus tard, une association trouve les connections nécessaires avec un hôpital privé confessionnel qui lui offre gratuitement le service. Pendant la consultation, Yvona est victime d’intimidation et de sarcasmes de la part du personnel soignant.
L’épaule de Yvona n’a toujours pas été soignée. La douleur et l’inflammation se sont répandues jusqu’au talon. Une déformation par saillie est apparue au niveau de l’épaule nécessitant une chirurgie suivie de physiothérapie.
Le rêve d’Yvona: «Je n’hésiterai pas une seconde»
Yvona rêve de ne plus avoir mal, de pouvoir bouger son corps sans douleur et de s’activer pour trouver du travail.
«Évidemment, je sais que je ne pourrais pas trouver un emploi au Liban , on ne va pas m’engager pour plusieurs raisons. Mais sans souffrance, je serai plus heureuse. J’aimerai me réveiller un matin et réaliser que mes douleurs ont disparu, pour commencer une nouvelle vie dans laquelle je serai forte et je pourrais réaliser des objectifs. Je suis une coiffeuse maquilleuse, c’est une passion pour moi et je sais que cela peut être une profession qui m’assure le revenu nécessaire pour vivre. Je veux trouver le moyen de ne plus avoir peur d’avoir faim, d’assurer mon pain quotidien.
J’aimerai aussi me réveiller le matin en me sentant en sécurité. Savoir que je peux aller faire mes courses, marcher dans la rue avec liberté, en ne cachant pas qui je suis car j’aime qui je suis. Je ne veux plus que les gens m’agressent, je ne veux plus entendre des insultes.
J’ai été cherché du travail dans les salons de coiffure et maquillage à Beyrouth. Les gens me regardent de travers, me disent de laisser mon cv, s’adressent à moi au masculin, et me disent qu’ils vont me rappeler. Personne n’appelle.
Je n’aime pas mon nom légal, je n’aime rien de ce qu’on m’a assigné à la naissance. J’aime être Yvona, j’aime beaucoup ce nom, je suis une femme trans et si je peux me faire opérer pour cela, je n’hésiterai pas une seconde.»
L’objet réconfortant
Nous avons demandé aux participantes et participants d’apporter au choix et sans obligation, un objet réconfortant qu’elles et qu’ils aimeraient avoir durant l’entrevue. Yvona a apporté un géant nourson en peluche couleur rouge feu, qui tient dans ses bras un cœur tout aussi rouge, sur lequel est brodé le mot Habibi, mon amour en arabe. À la main, Yvona avait ajouté, au crayon feutre, le nom de son premier amoureux au Liban, qui lui avait offert le toutou: Karam.
«Je lui parle, je le caresse, je le couche à mes côtés, je lui confie mes soucis, je m’essuie les larmes contre lui.»
Les besoins d’Yvona
6 mois de frais de loyer, transports, nourriture, vêtements: 6 000 CAD
Chirurgie et physiothérapie: 8 000 CAD
Total: 14 000 CAD