Thea

Thea, 23 ans, Elle

Thea aime danser le baladi. Elle nous le fait savoir durant les premières minutes de notre rencontre. Elle est arrivée bien habillée, les cheveux blonds bien coiffés, avec un ruban en nœud papillon couronnant le haut de sa tête. Comme un cadeau. Parce que Thea, c’est le don de soi, c’est l’amour de l’autre, le désir de vivre, d’apprendre, de danser.

Thea a été séquestrée par son père dans une chambre de la maison familiale pendant 4 mois et demi, après que celui-ci eut tiré sur elle à quelques reprises, jamais de manière fatale. Par peur des complications, peut-on imaginer. Dans son isolement, Thea pouvait écouter les conversations familiales du matin et entendait son père souhaiter sa mort.

Mais dans sa prison, Thea s’inquiétait surtout de manquer son année universitaire en géologie.

Quant au père, elle ne savait pas si elle devait lui en vouloir ou pas. La guerre battait son plein dans sa province. Leur maison a été détruite et réparée à quelques reprises. Une escouade religieuse locale avait déjà kidnappé Thea, l’avait libérée après l’avoir menacée, lui faisant bien comprendre que ses deux identités et ses deux noms leur étaient connus. Le père prétendait enfermer sa fille pour sa sécurité, par peur que des gens la harcèlent dans la rue, ou qu’elle harcèle elle-même quelqu’un qui réagirait violemment à ses avances, car il considérait les désirs sexuels de son enfant non seulement hors normes, mais aussi hors de contrôle.

Sans aucune pitié, le père élaborait un plan d’emmener son enfant près de la frontière jordanienne et lui tirer une balle dans la tête. Les gens diront que les gardes-frontières jordaniens l’ont tuée pour trafic de drogue ou contrebande, histoires courantes dans cette région de la Syrie.

Refugiée au Liban, hiver 2020

Thea était misérable dans la maison familiale. Ébouillantée par son père, elle est libérée par sa mère qui a eu vent du plan meurtrier aux frontières jordaniennes. Elle l’aide à fuir au Liban et Thea débarque à Beyrouth en janvier 2020, le cœur brisé et la peau brûlée. Durant leurs derniers échanges, sa mère s’adresse à elle au féminin, souligne Thea avec un mélange de fierté, de tristesse et d’affection.
Comme dans une tragédie grecque, un destin impitoyable envoie Thea dans la gueule du loup, chez une matrone transgenre qui loue des chambres, à proximité du port de Beyrouth. L’enfer débute avant l’explosion, six mois plus précisément, durant lesquels Thea a fait trois tentatives de suicide. Harcèlement sexuel, viols, violence verbale, violence physique, humiliation, sacrilège, tel était le menu offert dans cet appartement.

L’explosion du 4 août

Le 4 août, la matrone, propriétaire de l’appartement n’était pas à la maison. Il y avait sa mère que Thea décrit comme « une vieille dame pieuse». Sur les réseaux sociaux, les gens parlaient d’un incendie majeur au port.

Malgré le destin qui semble s’acharner sur elle, Thea croit à la providence. Elle nous raconte qu’une sensation étrange régnait sur la ville le jour de l’explosion et elle garde un souvenir vivide de tout ce qui est arrivé. Dans sa tête, elle revoit l’appartement dans le détail, l’air climatisé qui fonctionne, toutes les fenêtres fermées, et cette forte intuition qui lui disait d’aller ouvrir la fenêtre de sa chambre. Elle voit la fumée au-dessus du port, elle entend des sons étranges dans l’air, comme un avion qui passe. Ensuite, rien. En un instant, elle dit qu’elle a perdu le sens de la réalité, elle ne sait pas ce qui est arrivé avant de se retrouver par terre, au fond de la chambre, blessée à plusieurs endroits, dans un appartement entièrement démoli. La force de l’explosion a dû l’étourdir. Elle est convaincue que le fait d’ouvrir la fenêtre lui a sauvé la vie. Sinon, la pression aurait fait encore plus de ravage.

La mémoire des événements redevient vive pour Thea et tel une méticuleuse technicienne, elle relate ses actions une par une:

«J’ai tout de suite pensé à la vieille dame. Elle était assise, blessée au bras, à la veille de tomber dans les pommes. Je devais agir. J’ai débranché tous les appareils électriques, j’ai mis tout l’argent qui se trouvait dans l’appartement dans mon sac à main avec mes pièces d’identité et les clefs de la maison, j’étais en short, mais je n’avais ni le temps ni le courage de mettre des vêtements par-dessus mes blessures. J’ai porté la dame sur mon dos pour descendre les escaliers jusqu’à la rue. Je lui ai alors pansé les plaies et je suis restée à ses côtés jusqu’à l’arrivée de sa fille, qui m’a giflée…»

La propriétaire de l’appartement a giflé Thea pour ne pas avoir protégé sa mère adéquatement. Selon elle, Thea aurait dû envelopper sa mère de son corps et parer les coups et éclats de vitre qu’elle a reçus. «Comme si c’était moi la cause des blessures et la raison de l’explosion.» nous a-t-elle dit.

La chance d’avoir survécu

Thea est restée dans l’appartement détruit quelques semaines pour aider à réparer et rebâtir pour aussitôt partir. Elle a raconté l’enfer qu’elle a vécu dans cet appartement à qui voulait l’entendre, pour dénoncer la situation et éviter que d’autres y vivent ce qu’elle a vécu. Maintenant, elle vit seule dans un appartement dans lequel elle accueille actuellement une autre réfugiée transgenre originaire de Jordanie. Comme écrivait le poète libanais Khalil Gibran: «Il y en a qui possèdent peu et donne tout. Ceux-là ont foi en la vie et dans la bonté de la vie, et leur coffre n’est jamais vide.»

Depuis l’explosion et son déménagement, Thea ne sort presque plus. Dépression, tristesse et peur de trop demander au destin. Elle se considère chanceuse d’avoir survécu à la première explosion, elle craint de ne pas avoir la même « chance » une deuxième fois.

Il y a des aides de l’étranger et de certains philanthropes locaux qui ont été distribuées aux gens affectés par l’explosion, mais elle en a reçu peu.

«Je ne rentre peut-être pas dans aucune catégorie. Mais je ne veux pas me plaindre. C’est peut-être mon destin et c’est déjà très bien que j’ai survécu. Je vais bien et je ne vais pas bien en même temps. Je suis parfois très déprimée et parfois, je suis sereine. Je suis une personne qui ne veut pas rêver, car les rêves meurent. Mais je dois avouer que je rêve quand même. Je rêve d’une société qui m’accepte telle que je suis, une société à laquelle je peux participer entièrement, sans qu’on annihile qui je suis, Thea. Sans qu’on annihile ma personnalité, mon identité sexuelle, mes désirs, sans qu’on me criminalise pour cela. Je refuse qu’on me juge sur qui je suis, qu’on me juge sur mes actes s’il le faut. Mes rêves pourront se réaliser plutôt à l’étranger, où je pourrais terminer mes études pour commencer, car j’aime tellement apprendre, étudier et lire.»

Thea sur Étudier, travailler et danser

«Je vois un demain meilleur, je vais voyager, finir mes études, obtenir un diplôme avec mon nom dessus. Ce nom, je veux qu’il soit celui qui me représente. Mon nom est Thea. Mes rêves ont lieu à l’étranger, je veux terminer mes études non seulement parce que j’aime étudier, mais aussi pour que je sois fière de moi-même, prouver que rien ni personne n’a pu m’empêcher d’obtenir mon diplôme. Je veux aussi entretenir mon talent, la danse. J’adore danser. Cela fait 10 ou 12 ans que je danse. Je danse le baladi car je sens qu’il me permet de révéler sensiblement ma féminité, je m’exprime très bien avec mon corps et la danse. Si je sens l’envie de pleurer, de rire, de dire quelque chose que je ne sais trop comment exprimer, alors je mets de la musique et je le raconte avec la danse. Tout ce qui est en moi, je peux le dire en danse.
Il y a aussi les rêves à deux, le côté affectif, mais pour le moment, ce qui importe, c’est ce qui me concerne directement, étudier, travailler, être indépendante et autonome. Je veux gagner ma vie et avoir un toit sur la tête, ne pas être obligée de faire des choses que je n’aime pas pour gagner de l’argent. Assurer ces choses est plus important pour moi que l’amour en ce moment. Je veux une indépendance économique, une indépendance sociale adaptée à qui je suis réellement, par la suite, le côté affectif deviendra alors plus simple, il sera plus facile de trouver un amoureux quand on est bien dans sa peau.»

Message de Thea

«J’aimerais envoyer un message, adressé à tout le monde, LGBTIQ ou pas : Dans les moments de faiblesse, il ne faut pas considérer mettre fin à sa vie. Lorsque on se fait du mal, on fait du mal aux autour de nous. Par amour des gens autour de moi, je n’aurais pas dû essayer de me suicider, même si les circonstances étaient excessivement dures pour moi. Personne ne devrait mettre fin à ses jours parce que l’horloge continue de tourner, le temps passe, les jours s’écoulent et il n’y a rien dans la vie qui est toujours mauvais ni toujours bon. La vie, c’est comme les vagues et les marées. Il y a des marées hautes et des marées basses. Il faut avoir foi en Dieu, confiance en soi et continuer de vivre.»

Les besoins de Thea

6 mois de loyer, de transport, de nourriture et de vêtements: 6 000 CAD

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